CHAPITRE XIII
Il y avait queue à la grille du studio, les gens en tête tentaient, chacun son tour, de se faire admettre, par la ruse, la cajolerie ou l’insulte, mais aucun ne fut admis. Une voiture arriva dans un glissement, avec, au volant, une blonde prestigieuse. Les grandes grilles s’ouvrirent, un type qui se trouvait derrière moi, dans la queue, chercha à se faufiler à l’intérieur, à la suite des fumées d’échappement. Les gardiens le vidèrent sans ménagement et les grilles se refermèrent.
Mon tour arriva.
— Je voudrais voir M. Léo Holst.
Le préposé au guichet était protégé des gens du commun par une vitre épaisse, dotée d’un système acoustique.
Il avait l’œil ironique, le rictus satisfait et paraissait à la fois distant, mais plein de sympathie, à l’instar de quelque divinité mineure. C’était son boulot qui le rendait ainsi. Il me dit :
— Ça me plaît, un type qui vise haut. Vous avez rendez-vous ?
— Non.
— Du balai !
— Il me recevra. Dites-lui que c’est Dufferin.
— Et comment ! Vous êtes hautement recommandé ! Vous êtes le cousin de M. Holst. Du balai !
Le type qui était juste derrière moi voulut se faire bien voir en ricanant très fort. Mais le préposé n’avait pas besoin d’encouragement. Il avait de lui-même une excellente opinion. Il eut un grand sourire, hocha la tête et se pencha en avant, en plissant les paupières :
— Quel nom avez-vous dit, déjà ?
— Dufferin.
— Te vais voir.
Il décrocha le téléphone placé près de lui et se mit à parler. A son sourire obséquieux, on devinait qu’il s’adressait à un supérieur. Je n’entendis pas ce qu’il disait. Il avait débranché le système.
Il me fit un signe de tête, m’adressa un sourire aimable, reposa l’appareil, prit un crayon et griffonna quelques mots sur un bout de papier. Il rebrancha le système, se pencha et me glissa le papier sous le panneau vitré, avec l’air d’un banquier remettant à son client un million de dollars.
— Oui, monsieur Dufferin. M. Bannion va vous recevoir, monsieur, veuillez passer par la porte.
La porte était à côté du-guichet vitré et semblait devoir s’ouvrir sur le bureau du préposé. Je tournai la poignée. Je poussai. Il ne se passa rien. Puis il y eut un déclic, car le garde avait appuyé sur un bouton, et je me trouvai dans un long corridor dépouillé, éclairé à l’électricité, qui menait à une autre porte. Les studios sont bien gardés.
Il ne manquait que le type chargé de la fouille. Mais il y avait peut-être un observateur caché qui vérifiait si aucune bosse suspecte ne déparait mon complet. Quand j’eus parcouru toute la longueur du corridor, il y eut un nouveau déclic et la porte s’ouvrit. Je me retrouvai dans la lumière du soleil.
M. Bannion m’attendait. Il avait fait vite. Si ça se trouve, il était venu en scooter.
C’était un homme de petite taille, soigné, vêtu avec recherche, le visage pâle, un long nez mince, de grands yeux apeurés et un tic. Il devait avoir dans les trente-cinq ans et était du genre artiste. Son air inquiet, ses gestes nerveux lui seyaient aussi parfaitement que son costume. Il était mal à l’aise parce qu’il était payé pour approuver les patrons. Mais un jour viendrait où les circonstances exigeraient qu’il les désapprouvât ; il applaudirait par la force de l’habitude et se ferait licencier. Il le savait. Cela le tracassait probablement jour et nuit. Je lui demandai :
— Monsieur Bannion ?
— Monsieur Dufferin ? (Il me tendit une petite main manucurée.) Quel plaisir de faire votre connaissance ! J’ai toujours beaucoup admiré votre travail. L’Amour voilé était une œuvre merveilleuse.
— Grâce au metteur en scène.
— Non, grâce au dialogue. Vous avez le sens de la progression dramatique et c’est admirablement construit ! Admirablement ! Tous les studios doivent vous harceler.
Il cessa enfin de me secouer la main et fronça les sourcils :
— Vous voulez parler à M. Holst ? Je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait possible. On va voir…
— Allons voir.
Il sautillait à mon côté comme un joyeux petit oiseau exotique. Nous passâmes devant les jets d’eau, devant le jardin bien ordonné, nous suivîmes une allée entre les studios du son et longeâmes la rangée de petits bureaux où l’on enferme les scénaristes. Un groupe de cow-boys démontés nous croisa. Deux gosses couvertes de perles bavardaient avec des soldats confédérés. Je dis :
— Vous faites beaucoup de films, monsieur Bannion ?
— Eh bien, pour le moment, c’est surtout la télé. Nous n’avons qu’un film en cours, ces jours-ci : le Sang du vampire.
— Ça fait peur.
Il leva sur moi un regard interrogateur, ne sachant comment interpréter ma remarque, puis il me prit par le coude, me fit tourner le coin d’un bâtiment. Nous passâmes devant un autre jet d’eau et entrâmes dans une maison isolée qui aurait pu être conçue par un Le Corbusier fou. « Un instant », dit-il, et il disparut par une porte.
Je restai là, debout, à regarder. Il n’y avait pas d’endroit où s’asseoir. La pièce était vaste, ronde, dallée de noir et ornée de statues classiques. Dans le groupe du Laocoon, le père faisait des gestes frénétiques à l’adresse d’une Victoire sophistiquée ; l’Apollon du Belvédère détournait modestement les yeux devant la Vénus de Milo, qui, elle, n’était pas à même de gesticuler. Je m’approchai du Laocoon en m’efforçant de comprendre pour la même fois dans quel sens tournaient ces fameux serpents.
Bannion apparut à la porte et me fit signe du doigt.
— Il est de bonne humeur, aujourd’hui, murmura-t-il. Très occupé, mais il vous accordera quelques minutes. Comme vous pouvez vous en douter, c’est un grand privilège.
— Certes.
Il m’avait repris par le coude et m’entraînait à travers une deuxième pièce au tapis bleu pastel, avec un bureau net et étincelant et un millier de livres dans les vitrines. Il frappa à une porte. Quelque chose grogna de l’autre côté. Il ouvrit la porte, me fit entrer et annonça d’une voix aiguë :
— M. Dufferin, monsieur.
Comparé aux deux antichambres, l’endroit ressemblait à un placard à balais. Le soleil, à travers la fenêtre, éclairait le désordre. Le sol était jonché de manuscrits cornés. Plus de cinq cents. Il y avait une corbeille à papiers, un crachoir, un bureau sur lequel s’empilaient des montagnes de papier. Derrière le bureau, emplissant le fauteuil et toute la pièce, il y avait Léo Holst.
Il paraissait grand comme une maison moyenne. C’était un homme râblé, du type Europe centrale. Il fumait un cigare. Il avait le crâne plat, chauve et brun, et sa grande bouche lui fendait la figure comme une entaille dans un melon. Ses larges narines étaient aussi ouvertes que ses petits yeux couleur de boue.
Il m’examina en silence. Les quatre ronds que faisaient ses yeux et ses narines évoquaient un hippopotame, émergeant d’une rivière tropicale. Il n’était pas joli-joli, mais il irradiait la puissance, comme une fournaise irradie de la chaleur.
— Asseyez-vous.
Je m’assis, avec l’impression d’être pris au piège ; le soleil me tapait en pleine figure, gênant ma vision. Holst poussa un bâillement caverneux. Je m’attendais à moitié à voir Bannion sauter dans sa mâchoire comme un oiseau familier pour lui curer les dents de son bec.
— Ouiche, grogna Holst. (Il fit claquer ses lèvres, mit son cigare à l’angle voulu et me parla à travers la fumée.) Tel que vous me voyez, je suis débordé de travail, Du Serin. Alors, venons-en au fait.
— Je vous remercie de m’avoir reçu.
— Je reçois toujours les hommes de talent.
Il fouilla dans le tas de paperasses sur son bureau et produisit au jour une petite feuille de papier.
— J’ai là un rapport de New York… Un de mes gars a vu une émission de télé dont vous êtes l’auteur : l’Œuf, grenu. D’après lui, c’est un sujet cinéma. Une catégorie B, bien sûr, mais ça peut être distribué dans les salles d’exclusivité et ça fera du fric en Europe.
— L’émission date de six mois. Pourquoi votre bonhomme ne m’a pas contacté ?
— Il m’a soumis le truc d’abord. Tout le monde me soumet tout, d’abord. Vous aussi, vous m’avez contacté. C’est bon. Je vous offre quinze mille dollars pour les droits.
— Je ne suis pas intéressé, dis-je.
Il y eut un silence. Bannion s’agita derrière mon fauteuil.
— Monsieur Dufferin, dit-il d’un ton de reproche, quinze mille, c’est un très bon prix pour une catégorie B.
— Silence ! (Le cigare tomba en grésillant dans le crachoir. Holst cracha à sa suite.) Vingt mille.
— Ça a été conçu pour le petit écran. Si vous amplifiez l’argument, vous le démolissez.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre, puisque vous touchez le fric ?
— Je n’ai pas envie de vendre.
Un silence. Les petits yeux boueux examinaient le plafond. Holst passa sur ses dents une langue semblable à une semelle de chaussure.
— Peste soit des individus doués d’une conscience artistique ! Très bien. Vous ne voulez pas compromettre votre réputation. C’est un sentiment que je respecte. Un type de talent mérite le respect. Qu’est-ce que vous faites, en ce moment ?
— Rien.
— Dans cette ville, vous ne risquez pas de décrocher de prix de popularité, dit-il, mais moi, je m’en fiche. Vous avez du talent, de l’expérience et vous êtes honnête. Et je puis toujours utiliser un garçon honnête. Ça vous botterait de faire partie de l’écurie ? Six mois avec option ?
— A combien ?
Son hésitation fut brève :
— Deux mille par semaine, dit-il.
Il alluma un nouveau cigare.
— Pas mal, dis-je. Et qu’est-ce que je devrais faire pour ce prix ?
— Vous me le demandez ? Vous connaissez le boulot beaucoup mieux que moi. Vous vous installez dans votre bureau, vous écrivez, rewritez, adaptez, selon les cas.
— Bannion m’a dit que vous n’aviez actuellement qu’un seul film en chantier.
— Et alors ? Vous connaissez la télé aussi bien que le cinéma.
— Je préfère le cinéma.
— Je voudrais bien que le public en pense autant.
Il sourit. Des plis se creusèrent dans le cuir de ses joues, depuis la commissure des lèvres jusqu’aux oreilles. Il dit :
— Je vois. Vous cherchez à placer un scénario original dont vous êtes l’auteur. Qu’est-ce que c’est ?
— Un film épique. Quatre heures d’action, de grand spectacle, de cinérama et de technicolor. De quoi faire oublier les Dix Commandements et Autant en emporte le vent.
— Alors ?
— C’est Benvenuto Cellini.
— Cellini ! (Il souffla un long panache de fumée bleue.) Je vais vous dire quelque chose, Dufferin. J’ai foutu au panier plus de scénarios à la noix sur Benvenuto Cellini que vous n’avez bu de whisky à l’eau. Oubliez ça. C’est un sujet tocard.
— Pas avec mon scénario.
— Avec n’importe quel scénario.
— Vous n’avez pas lu le mien. J’ai dressé une liste d’acteurs avec un rôle spécialement conçu pour chacun. Je réservais le rôle de vedette à Barry Kevin, mais vous savez ce qu’il lui est arrivé.
— Il s’est tué, dis Holst. Bannion, vous n’avez pas quelque chose à faire, ailleurs ?
— Si, monsieur.
Je déplaçai mon fauteuil pour ne plus avoir le soleil dans les yeux. La porte se referma sur Bannion. Holst jeta son second cigare dans le crachoir, cracha de nouveau et se pencha en avant, les deux mains à plat sur le bureau.
— Vous avez quelque chose à me dire ?
— A vous demander, dis-je. Pourquoi m’avez-vous reçu ? Pourquoi le gardien était-il averti de ma visite ?
Il avait le torse assez long pour couvrir presque tout le bureau, en se penchant, et je distinguai les pores dilatés de sa peau brune et inégale. Il dit à voix basse :
— Un mot entre nous, Dufferin. Personne ne me fera chanter. Je suis trop important. Si je décroche le téléphone, si je tape dans mes mains, ou si je cligne de l’œil, vous serez éliminé séance tenante. Je n’aurai même pas à envoyer de fleurs à votre enterrement.
Je souris et dis :
— Terreur, va ! Vous n’avez pas pu m’acheter, alors maintenant, vous essayez de me faire peur. Pour moi, vous n’êtes qu’un sac à vent – un sac pas très propre…
Il se pencha en travers du bureau, balança le poing et me fit tomber du fauteuil.
Je restai assis un instant. Puis je me relevai, me redressai et m’époussetai. Je lui dis :
— Votre mère ne vous a donc jamais dit que la colère est mauvaise conseillère ? Si on discutait tranquillement, au lieu de s’emballer… Facteur numéro un : je détiens le document.
Il était debout, de l’autre côté du bureau, le visage cramoisi, moins impressionnant, soudain, parce qu’il avait les jambes courtes. Je m’attendais à des cris, mais il chuchota :
— Vous n’avez pas le document. Peu importe ce que vous avez dit à Kevin, ou ce qu’il vous a dit. Et si vous l’avez lu, ça ne me fait ni chaud ni froid. Vous ne pouvez rien faire, puisque vous ne l’avez pas.
Il commença à contourner le bureau. Je demandai :
— Vous n’auriez pas vu ma femme, ces temps-ci ?
Il s’arrêta net, posa son poing fermé sur le bureau et prononça d’une voix égale :
— Je vais appeler deux gardes, mon salaud. Et je viendrai vous voir quand ils en auront fini avec vous.
Nous nous entre-regardâmes un moment, puis je pivotai sur mes talons et quittai la pièce.
— Vous vous êtes mis d’accord si vite ? (Bannion, qui s’avançait vers moi, semblait battre des ailerons.) J’en suis très heureux. On a fait une légende sur M. Holst, comme sur tous les grands hommes, mais – vous avez pu voir – il est terriblement compréhensif, si on sait le prendre. Vous avez eu de la chance, monsieur Dufferin. Moi, je passe mon temps à éconduire les gens…
— Vous vous appelez Gabriel, comme l’archange ? Demandai-je.
— Non, Adrien. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Bannion ! Rugit la voix, de l’autre côté de la porte.
— Oui, monsieur.
Le bonhomme vira au blanc livide et disparut.